Explication : Manon Lescaut : La rencontre

(page 14 La veille ... à page 15 ... heureuse)

 

LA RENCONTRE

... La veille même du jour que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour, pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante que moi qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport. J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai vers la maîtresse de mon coeur. Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon coeur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi. C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n'affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence qu'elle ne prévoyait que trop qu'elle allait être malheureuse, mais que c'était apparemment la volonté du ciel, puisqu'il ne lui laissait nul moyen de l'éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ses paroles, ou plutôt, l'ascendant de ma destinée qui m'entraînait à ma perte , ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je l'assurai que, si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu'elle m'inspirait déjà, j'emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents, et pour la rendre heureuse.

Manon Lescaut Abbé Prévost 1753

 

Approche : fragment des Mémoires : Les mémoires d'un homme de qualité et plus particulièrement du 7ième volume Manon Lescaut publié en 1753 par un homme équivoque : abbé et libertin , typique du 18ième.

Il s'agit d'un texte narratif et transcriptif : le récit d'une histoire d'amour : l'auteur est sensé nous rapporter ce que lui a raconté quelqu'un .

Le chevalier Des Grieux raconte avec précision les circonstances de sa rencontre avec Manon et leurs réactions réciproques avec objectivité.

Le 1er intérêt du récit c'est la réactualisation de ce souvenir Le 2 ième : les marques de la fatalité dans ce coup de foudre et l'aveuglement de DG.

A) la réactualisation

Tout est donné à voir et à entendre comme au théâtre.

a) le décor : rue, place, coche, hostellerie

b) les personnages

- 2 principaux : un jeune homme et une jeune fille

- 1 comparse Tiberge ( ami, confident et témoin)

- des figurants : les autres filles

c) les propos échangés ( dialogue)

Il est retranscrit au style indirect ou indirect libre

d) le comportement des personnages

- sur le plan des déplacements :

C'est DG qui fait le 1er pas : "je m'avançais vers elle"

Manon ne bouge pas

- sur le plan des réactions psychologiques

C'est DG qui questionne (semble mener le jeu) , Manon répond

Il pose des questions tout à fait osées : qui êtes-vous, où allez-vous ? D'où venez-vous ?

Il se montre très entreprenant et c'est cette métamorphose de DG qui est spectaculaire : Il perd " sa sagesse et sa retenue", il s'enflamme, il a un langage hyperbolique, ses sens s'éveillent brutalement (il dit découvrir la différence des sexes !). transport = folie.

DG s'oppose aux volontés du père de Manon, joue les bras de fer ( il se met à son service) ( notion chevalresque)

Il en oublie Tiberge (dont le jeu est à définir : sidéré ?)

Il ne voit rien d'ailleurs de la situation qu'il vit.

 

B) L'aveuglement

DG se déclare de manière que l'on peut considérer comme ridicule "très éclairé" alors qu'il ne voit rien de ce qui se passe.

Il est sous l'emprise d'un choc émotionnel : le coup de foudre : d'ailleurs quoique le coup soit physique, il n'y a aucune allusion au corps de Manon, pas de portrait. (c'est le propre de l'aveuglement)

Il n'a rien vu au manège probable de Manon qui s'est isolée par rapport au groupe de filles. Il a remarqué qu'elle n'avait pas reculé mais sans plus. Où va-t-elle réellement ? Entre-t-elle réellement au couvent? Est-ce que son père cherche par là à arrêter son penchant au plaisir ? Est-ce déjà un groupe de filles expédiées en Louisiane ? Quelle est la fonction de cet homme qui paraît être un conducteur = accompagnateur) ?

Manon, de par son intuition et son intelligence a immédiatement repéré la "qualité" du chevalier, probablement sa naïveté : l'apparence vestimentaire est un signe de classe.

Il ne s'inquiète pas du bref silence et d'un instant de tristesse. Manon semble hésiter avant de faire souffrir DG. Il pense qu'elle répond "ingénument" = sans arrière pensée.

D'emblée pourtant Manon place la Religion comme obstacle entre eux. Et le novice s'engage du coup à lutter contre deux forces aliénantes : le père et Dieu

Chacun des deux personnages se déclarent poussés par une force extérieure : Manon dit "la volonté du ciel " quant à DG il parle "d'ascendant de sa destinée".

 

Conclusion

Scène de rencontre, scène d'aveuglement et de mensonge. Un certain nombre de points stimulent la curiosité du lecteur