Explication de Manon Lescaut : La scène du miroir

Nous rentrâmes dans son cabinet. Elle se mit à rajuster mes cheveux, et ma complaisance me faisait céder à toutes ses volontés, lorsqu'on vint l'avertir que le prince de... demandait à la voir. Ce nom m'échauffa jusqu'au transport. Quoi donc ? Quel prince ? Elle ne répondit point à mes questions. Faites-le monter, dit-elle froidement au valet ; et se tournant vers moi : cher amant, toi que j'adore, reprit-elle d'un ton enchanteur, je te demande un moment de complaisance, un moment, un seul moment. Je t'en aimerai mille fois plus. Je t'en saurai gré toute ma vie.

L'indignation et la surprise me lièrent la langue. Elle répétait ses instances et je cherchais des expressions pour les rejeter avec mépris. Mais, entendant ouvrir la porte de l'antichambre, elle empoigna d'une main mes cheveux, qui étaient flottants sur mes épaules, elle prit de l'autre son miroir de toilette ; elle employa toute sa force pour me traîner dans cet état jusqu'à la porte du cabinet, et l'ouvrant du genou, elle offrit à l'étranger, que le bruit semblait avoir arrêté au milieu de la chambre, un spectacle qui ne dut pas lui causer peu d'étonnement. Je vis un homme fort bien mis, mais d'assez mauvaise mine. Dans l'embarras où le jetait cette scène, il ne laissa pas de faire une profonde révérence. Manon ne lui donna pas le temps d'ouvrir la bouche. Elle lui présenta son miroir : Voyez, monsieur, lui dit-elle, regardez-vous bien, et rendez-moi justice. Vous me demandez de l'amour. Voici l'homme que j'aime, et que j'ai juré d'aimer toute ma vie. Faites la comparaison vous- même. Si vous croyez lui pouvoir disputer mon cœur, apprenez-moi donc sur quel fondement, car je vous déclare qu'aux yeux de votre servante très humble, tous les princes d'Italie ne valent pas un des cheveux que je tiens.

Pendant cette folle harangue, qu'elle avait apparemment méditée, je faisais des efforts inutiles pour me dégager, et prenant pitié d'un homme de considération, je me sentais porté à réparer ce petit outrage par mes politesses. Mais, s'étant remis assez facilement, sa réponse, que je trouvai un peu grossière, me fit perdre cette disposition. Mademoiselle, mademoiselle, lui dit-il, avec un sourire forcé, j'ouvre en effet les yeux, et je vous trouve bien moins novice que je ne me l'étais figuré. Il se retira aussitôt sans jeter les yeux sur elle, en ajoutant, d'une voix plus basse, que les femmes de France ne valaient pas mieux que celles d'Italie. Rien ne m'invitait, dans cette occasion, à lui faire prendre une meilleure idée du beau sexe.

Manon quitta mes cheveux, se jeta dans un fauteuil, et fit retentir la chambre de longs éclats de rire. Je ne dissimulerai pas que je fus touché, jusqu'au fond du cœur, d'un sacrifice que je ne pouvais attribuer qu'à l'amour.

Manon Lescaut (1753) Abbé Prévost

Ce passage est situé dans la deuxième partie du récit, juste après la pause-souper. DG a 20 ans. Il vit avec Manon une période heureuse mais "il s'élève quelques nuages" . Un valet apprend à D G qu'un seigneur étranger s'intéresse à Manon et la rencontre au Bois de Boulogne. Le soir de cette révélation, lorsque Manon rentre DG est furieux, mais Manon apaise sa colère par des caresses et s'engage à rester dans l'appartement de Chaillot, le lendemain.

La matinée se passe "en amusements" et badinages amoureux. Manon coiffe D G pour qu'il soit plus beau que jamais : " sa complaisance cède à toutes ses volontés". D G oublie sa suspicion. Manon a prémédité l'une des plus notoires perfidies de leur histoire.

C'est une scène particulièrement théâtrale où se révèle le caractère perfide de Manon.

A) Une scène de théâtre

Les noms "scène" et " spectacle" apparaissent dans le texte dans la bouche de DG du narrateur.

Le texte est délimité par l'entrée et la sortie d'un personnage.

Le décor est le seuil de la porte du cabinet de Manon.

3 personnages principaux et un comparse : un valet (pour annoncer le Prince)

C'est une scène d'action : la durée est brève : ralenti narratif sur cet épisode marquant à l'intérieur du récit. "pas le temps d'ouvrir la bouche "

Les événements sont nombreux et rapides.

Une longue phrase sinueuse reprend tous les détails des actes de Manon : ( empoigna les cheveux de D G d'une main, prit de l'autre son miroir, tira D G , et d'un coup de genou ouvrit la porte)

De nombreux verbes et des verbes d'action ( autour de l'idée de rapidité et de violence)

Les répliques sont du tac au tac : les dialogues sont rapportés au style direct, et au style indirect : dernière phrase " que les femmes de France..."

Les indications (didascalies) donnent les mimiques et le ton (folle harangue, un sourire forcé, sans jeter les yeux sur elle)

C'est une scène qui sidère : D G reste muet."me lièrent la langue" "je cherchais des expressions"

D G traverse une succession rapide d'états psychologiques : " échauffa jusqu'au transport = jalousie" puis "indignation et surprise" puis "mépris" puis "pitié" puis "touché"

C'est une scène qui fait rire : scène de vaudeville : le cocu :

C'est aussi une scène qui terrifie : Manon est une diablesse qui dompte deux hommes en un tour de main. La situation est particulièrement scabreuse pour les deux hommes. C'est D G paradoxalement qui est pris de pitié pour le prince

 

B) Manon la perfide : la dompteuse d'hommes : les pouvoirs de Manon

C'est Manon qui d'un bout à l'autre du texte mène le jeu

Elle manipule D G depuis le matin : "elle se mit à rajuster mes cheveux" : ce geste est orienté vers la suite des événements. Elle attend la visite du Prince : elle lui a demandé de passer.

Elle sait qu'elle va vivre un moment très important : elle sollicite avec insistance la "complaisance" de D G .( répétition : un moment, un seul moment) "elle répétait ses instances" : c'est un engagement "à vie".

Elle reste maître de la situation : donne ses ordres au valet et ne répond pas aux questions de D G.

Elle agit rapidement et avec à propos : le ton froid "froidement" employé pour parler au valet s'oppose à "ton enchanteur" pour parler à D G

Elle domine physiquement DG qu'elle traîne par les cheveux et d'une main.

Les cheveux sont le symbole de la virilité : ( Jason et la toison d'or)

A l'inverse c'est lui, l'amant en titre, celui qui est trompé , qui est valorisé, flatté dans son orgueil de mâle. Son physique est exalté en contrepoint du statut social du Prince. A l'inverse c'est le physique du Prince qui est tourné en ridicule en comparaison de la beauté de DG.

La comparaison ne laisse aucun doute .

Le Prince découvre la rouerie de Manon.

DG, lui, est touché par le sacrifice de Manon ne perçoit pas que les éclats de rire de Manon tombent autant sur lui que sur le prince.

La scène aurait pu s'intituler : la scène de la dompteuse