Un univers brisé

C'était cette mauvaise heure crépusculaire où, avant la nuit aveugle, on voit mal, on voit faux. Le camion arrêté dans une petite route, au fond d'un silence froid, cotonneux et humide, penchait du côté d'un fantôme de cabane. Le crépuscule salissait le ciel, le chemin défoncé et ses flaques d'eaux, les vagues d'une palissade, et une haie de broussailles finement emmêlées comme des cheveux gris enroulés sur les dents d'un peigne. Derrière, un gros chien, broussailleux lui aussi, de race indécise, traînait sa chaîne avec un bruit solitaire. Son long poil était collé par la boue du terrain, une boue tenace, où l'on distinguait la pointe d'un sabot d'enfant, englué. Cette boue retenait aussi une roue de bicyclette sans pneu, un seau, un pot de chambre, d'autres choses, indistinctes... Au fond, la cabane, comme une grande caisse vieille et sale , un assemblage de planches à échardes, clouées ensemble. Il n'y avait pas de lumière dans la fenêtre aux vitres étrangement intactes pour cet univers brisé. Il aurait été grand temps d'allumer les feux arrière du camion que la nuit finissait d'effacer sur son tableau noir, mais le siège du camion était vide. La seule chose vivante ici était la fumée couleur de crépuscule qui s'échappait d'un tuyau piqué dans le toit de la cabane, en tôle mangée de rouille.

Elsa Triolet; Roses à Crédit (1959) Début du chapitre I " Un univers brisé "

 

Explication :

Paragraphe d'Incipit extrait du roman : Roses à crédit" (1959) écrit par Elsa Triolet, compagne de Aragon. Il s'agit d'un texte descriptif qui prépare le décor de l'action : c'est un tableau

Le narrateur-témoin décrit un lieu sordide. Cette description réaliste tourne au mystère.

A) le réalisme de description

B) la création du suspense et du mystère

 

A) En apparence une description réaliste : un document :

L'observateur semble scruter les lieux avec l'idée de tout nous montrer pour rendre ce lieu compréhensible : il fouille plus qu'il ne regarde;

a) vocabulaire concret : des objets bien définis dont le descripteur semble faire un inventaire cf. "aussi" : + sens du détail ( roue sans pneus), sens de la précision pittoresque : forte récurrence du qualificatif "grande caisse vieille et sale"

b) utilisation principalement du sens descriptif visuel pour peindre le lieu, faciliter la création d'une image mentale : et une perception auditive : "bruit de la chaîne" + effet renforcé par l'utilisation du défini "le camion" et surtout du démonstratif " cette mauvaise heure"

c) Utilisation de la technique cinématographique du balayage : regard mobile qui scrute et progresse logiquement de haut en bas et du général vers le détail : utilisation de plans variés selon l'élément observé : effet de macro (gros plan) sur la texture du poil, sur les échardes.

d) description structurée, rigoureuse : (utilisation d'indices spatiaux "ici, derrière, au fond")

e) description lente, minutieuse : phrases longues avec de nombreux compléments circonstanciels + ralentissement obtenu par l'inversion Complément+Sujet+Verbe + comparaisons explicatives

Mais l'observateur ne semble voir qu'une surface : on devine des présences, on éprouve un trouble, un suspense, il y a du mystère

B) le mystère

Il provient

a)de l'insistance même de la description : pourquoi vouloir montrer ce lieu particulièrement ignoble, répulsif ? Le texte soulève une interrogation.

b) de l'étrange juxtaposition d'éléments sans logique, hétéroclite : une décharge, une poubelle, un cloaque boueux : champ lexical du rebut + multitude d'objets fortuitement juxtaposés : camion, cabane, chien, roue, pot de chambre chien, seau...

+ mélange des matières : végétal, animai, humain, minéral, métal

c) de l'état "brisé", délabré de ces éléments : "sans pneu, rouillé, broussailleux, sale, flaque, peigne, collé, emmêlés" et de leur enlisement dans la boue .

d) d'indices notés et curieux, suspects, incompatibles : par exemple : le camion a les phares éteints "il aurait été grand temps", il penche, le siège et vide mais la maison semble ne pas être habitée. + traces humaines ( présence d'une trace de sabot) + présence d'un chien : un cerbère, un moloch qui semble protéger un secret ; cf. bruit de la chaîne + ambiance fantasmagorique : opposition du noir et du blanc, présence fantomatiques, floues, ectoplasmes

e) de l'incompréhensible

"on voit mal, on voit faux" : champ lexical de l'indistinct + présence de points de suspension

"on " désigne de manière indéfinie l'observateur + l'heure est indécise : entre chien et loup : c'est la mauvaise heure pour y voir, "nuit aveugle" + champ lexical du noir.

des choses suspectes + curiosité des comparaisons " comme des cheveux gris enroulés sur les dents d'un peigne" "comme une grande caisse"

anonymat de certaines remarques : "il aurait fallu" (tournure impersonnelle)

f) du "silence froid" synesthésie qui traduit une impression de malaise et s'associe à l'idée d'effroi, de frisson + jeu d'harmonie imitative de la menace : allitérations en "s, f, v, º "

g) de retours de l'observateur sur des détails déjà observés et comme obsessionnels ; " le camion"

De par l'étrange le fantastique naît "on voit faux " on= nous . le thème de la Cécité est en place dès l'ouverture du roman : il semble y avoir derrière les choses, les objets une menace.

 

Autres axes ou conclusion

Conception réaliste du roman : tout doit être montré.

Conception surréaliste : la beauté sera convulsive ou ne sera pas Breton ;

le beau est toujours bizarre" Baudelaire :

cf. Lautréamont " beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie" ( chants de Maldoror)

 

Une ouverture de roman inspirée des romans policiers : invitation à nous interroger sur le pourquoi, sur l'insolite

Une réussite : "la première phrase d'un roman doit donner le la" Aragon "Incipits"