Le narrateur est un adolescent difforme, nain et bossu, rejeté par la société. Le soir, il ouvre son poste de T.S.F et, seul, il fait ce rêve.

(...) Je suis sur la scène, dans un grand théâtre. Le velours des fauteuils est rouge ; rouge aussi le velours du grand rideau. Le parterre est plein. La salle est odorante de parfums, les toilettes des femmes reluisent de la parure de leurs bijoux. Un grand silence se fait. L'orchestre prélude par quelques mesures. Je suis seul sur la scène. Les réflecteurs se braquent sur moi. Je suis grand, beau, d'une beauté mâle et farouche ; mon buste est ample, mes jambes sont longues et robustes . Je me mets à danser. Je tourne sur moi-même, lève très haut une jambe, puis l'autre. Je saute très haut. Je me laisse porter par la musique . Je bondis. J'ai l'impression de ne plus être sur la terre. Je danse sur un nuage et ce nuage est la musique. Le rythme s'accélère. Des coryphées et de belles filles en blanc pivotent autour de moi. Me voici fou de bonheur et d'extase. J'oublie le parterre et le velours rouge. Ma silhouette dessine sur la scène une ligne pure comme un marbre grec. La plasticité de mes membres m'emplit d'une joie voluptueuse. Je saute - et saute - et saute encore ... Je ris ... La sueur perle sur mon front. Mes dents blanches dans le noir de la salle font étinceler des sourires ... Seulement il y a le réveil. Oui, le réveil. Voilà, je mesure un mètre trente. Je suis bossu. Mes jambes sont enflées. Je n'ai presque pas de dents. J'ai voulu me faire des amis et on m'a insulté. Égaré dans la nuit, j'ai voulu demander mon chemin et l'on m'a brûlé le visage. Je suis devenu méchant ... Et la nuit, je rêve et je pleure.

Michel del Castillo (né en 1933) : La Guitare (1957)

Commentaire

Nos rêves sont ce que nous avons de plus secret, de plus intime, de plus personnel Or dans ce court paragraphe extrait d'un roman intitulé : La Guitare publié en 1957 par le romancier contemporain : Michel del Castillo d'origine espagnole. un jeune narrateur particulièrement laid nous raconte sans pudeur ses fantasmes d'adolescent et son retour brutal à la réalité. Mais il s'agit surtout pour lui de nous faire revivre ce moment afin de partager le douloureux décalage entre ses rêves et la réalité. et finalement de nous apprendre que tout être à les mêmes problèmes et le mêmes désirs puisque nous rêvons tous d'être ce que nous ne sommes pas.

 

Le premier charme de ce texte c'est d'être un récit impudique. Le décor réel est suggéré par le paratexte :une chambre et un poste de radio Le personnage est un adolescent, laid, seul et rêvant. Mais ce qui nous est raconté d'abord c'est ce qui se passe dans sa tête, le film qu'il se fait en lui. On ne peut avoir de focalisation plus interne ! Pendant quelques instants nous suivons de manière chronologique sa rêverie hors du réel , de son début à sa fin. Et pendant ce moment nous sommes placés en situation de voyeurs. Le présent des verbes réactualise la scène et la place devant nos yeux, simultanément au récit. dont il est l'unique vedette. Il est "seul sur la scène"; ce détail important est répété dans le texte. De plus les réflecteurs "se braquent sur (lui )" et " le parterre est plein". Son ego est flatté par l'attente des spectateurs et "le grand silence" qui se fait après que l'orchestre a donné son "prélude". Le souffle lui-même paraît suspendu à cause de l'effet produit par la succession des phrases simples et brèves dans tout le début du passage. Le "sourire" des femmes connote une idée de satisfaction et d'émerveillement. Le narrateur s'attribue la virilité d'un toréador, et la souplesse d'un danseur : il est "beau", "mâle", "robuste". Sa silhouette, comme le révèle la comparaison, atteint à la pureté antique "des marbres grecs".

Le second charme de ce récit c'est de nous faire partager ce moment . Par une série de phrases brèves, juxtaposées le paradis onirique qu'il recrée en lui nous est présenté : une salle de spectacle bondée d'admiratrices en toilette et parfumées. Tous nos sens sont interpellés : l'œil par les formes, les couleurs, l'oreille par la musique, le nez par les parfums . Et nous ressentons ce bain de luxe : le rouge pourpre, couleur royale, est partout; la triple répétition de l'adjectif "rouge" et l'effet du chiasme mettent en évidence l'aspect enveloppant de cette couleur. L'impression de luxe est aussi produite par les "toilettes" des femmes, par les "parfums" , par les "parures" , par les "bijoux" et ce d'autant plus qu'il y a des scintillements; les choses "reluisent" , " étincell(ent )" sous l'effet des feux de la rampe. Nous imaginons facilement un décor d'opéra, un lieu mondain .

Mais c'est aussi un bain de sensualité. La métonymie qui substitue le nom "gens" au nom "salle" féminise déjà les spectateurs qui sont "odorants" et, parmi lesquels, les femmes se distinguent par leurs toilettes et leurs sourires "étincel(ants)". Certaines : " des coryphées et de belles filles en blanc", dansent autour de lui. Il éprouve une " joie voluptueuse"

La musique dynamique qui " porte " le narrateur comme sur un "nuage" nous y emporte avec lui. La récurrence des verbes d'action et l'utilisation de phrases très brèves accentuent le rythme du texte. Ainsi la danse dérape dans l'hallucination. Nous sentons le personnage happé vers le haut par une spirale.

De là vient une sensation d'aisance : tout est "grand"," haut ". Notons la répétition de ces adjectifs ou adverbes : "un grand théâtre, un grand rideau, un grand silence, je suis grand, je saute haut , lève très haut la jambe" .

De là vient aussi une sensation d'apesanteur et de lévitation. Il a l'impression d'avoir décollé, d'avoir sauté jusqu'aux étoiles comme le clown du poète. Il est d'ailleurs "sur un nuage" , véritable symbole de l'extase " : il est aux nues : la répétition des verbes "sauter" et "bondir" ponctue tout le texte comme les multiples étapes de l'ascension . Les allitérations en ( s ) et les assonances en (i) que nous entendons nettement dans " ma silhouette dessine sur la scène ... la plasticité" participent à l'effet de plaisir. D'ailleurs le passage tout entier contient un nombre surprenant de consonnes sifflantes: des (s ( v) (f) (j ) qui contribuent à l'effet d'envol et de vertige.

La deuxième partie du récit présente la réalité : "Voilà". Elle est diamétralement opposée à ce que nos venons de vivre. Seuls les points de suspension et une phrase nominale séparent ces deux moments et en accentuent le contraste bouleversant. C'est une réalité incontournable, mathématique : "je mesure un mètre trente". Nous avons avec lui l'impression de "tomber de haut".

Mais c'est la réalité commune. Le dernier intérêt de ce texte c'est de nous monter à quel point nos rêves se ressemblent et de créer une solidarité entre tous les malheureux.

Ce rêve est raconté de façon à laisser une grande part à notre imaginaire. Les énoncés descriptifs créent une ambiance et un cadre stéréotypé :"le rideau, la scène, les fauteuils rouges, le public " ou campent un personnage par quelques détails de son physique : " brun, mâle,..." De ce fait l'identification est facile. Nous sommes directement impliqués dans ce récit soit en tant que spectateurs soit en tant qu'acteur, comme dans une image publicitaire. Ce rêve narcissique de gloire et de séduction est celui de chacun d'entre nous. Il a un côté simple, enfantin et dérisoire : la banalité des verbes décrivant la danse est déconcertante: "sauter" "lever la jambe" "bondir". Le danseur prend des allures tragiques de clown , de pantin auxquelles la syntaxe du texte - des phrases simples indépendantes - donne un aspect mécanique , caricatural, grotesque semblable à celui des personnages de Beckett, dans En attendant Godot , par exemple. Etre beau, fort et admiré c'est le rêve de tous ceux qui ne le sont pas.

 

Ainsi ce texte raconte l'histoire de tous les hommes dont la vie nécessite un besoin d'évasion. Il nous a montré le visage d'un bonheur éphémère et illusoire et profondément émus par le dur retour à la réalité. L'avantage de M. Del Castillo c'est de rendre facile d'accès les rudes aspects de l'existence un peu comme le font les contes de Perrault . Il n'y a pas pour nous plus simple et plus profond si ce n'est chez Beckett